Contes et nouvelles - introduction
« Pendant que je vous écris, mon pauvre ami, ce brave Emile est en train de passer tout doucement chez le Bon Dieu. Depuis plusieurs jours déjà, le Docteur Sénébier nous a dit que c'était la fin. Oh il l'a bien soigné ; mais que voulez-vous, le pauvre Emile a trop bien vécu , il s'est usé les tripes à force de mangeaille et les bécasses y sont pour quelque chose dans sa mort... Dire que de si bonnes bêtes peuvent vous faire ça... »
Quelques heures après la lettre de ce vieux Père Mollet, un télégramme m'annonçait qu'Emile avait définitivement dit adieu à Saint-Martin-d'Entraigues.
Je bouclais en hâte une valise et prenais le premier train. J'arrivais le soir.
Emile fut mis en terre le lendemain. Et lui qui avait si bien vécu, si bien mangé, si bien bu toute sa sainte vie de bon Protestant, lui, le Méridional plein d'humour, avait fait graver pour lui seul, sur sa tombe, ces strophes de l'Ecclésiastique :
« Mieux vaut le menu d'un pauvre sous une charpente, qu'un festin magnifique dans la maison d'autrui. »
(Eccl. XXIX-29)
Si vous descendez de Lunel à Aigues-Mortes, avant que d'apercevoir la Tour Carbonnière, vous aurez à traverser SaintMartin-d'Entraigues.
Si vous arrivez vers les midi au mois d'août, ce sera magnifique et terrifiant :
Magnifique de soleil, de lumière et de ciel. Terrifiant de chaleur, de poussière, de blancheur.
Il y a cinquante ans, c'était pareil. Le gros bourg n'a pas bougé. Il est tel que mon père l'a connu avec, à son midi, les vignobles qui vont mettre leurs ceps jusque dans les étangs de Psalmody, et à son levant, les prés où la monade fait une tache noire sur le gris d'une herbe rare et fanée.
Dans la rue toute blanche de soleil, un portail s'ouvre sur une ombre fraîche, c'est là le jardin du Docteur Sénébier.
Au bout de l'allée, la maison ne semble pas avoir vieilli aussi vite que les gens. Elle vous accueille un peu soupçonneuse. Mais sa bonhomie efface bientôt toute gêne : alors vous êtes chez vous...
J'ai vu ce bon Docteur Sénébier : ses 75 ans n'ont altéré en rien sa vigueur, son enthousiasme et sa malice.
Il m'a fait asseoir à l'ombre de « son » micocoulier, un bel arbre qui atteint ses vingt mètres ; il en est fier comme de son figuier, à quelques pas de là.
Il aime ses arbres comme ses malades, avec la tendresse un peu bourrue d'un homme qui est bon mais n'a aucune envie de le laisser paraître.
On ne voit de lui que des lorgnons branlant sur le haut du nez et une barbe grisonnante ; cela lui donne l'air d'être perpétuellement de mauvaise humeur ; et le ton de sa voix ne dément pas cet abord peu accueillant. Mais c'est son genre à lui d'être aimable.
Si vous avez le malheur de ne pas lui plaire, il ne vous dira pas un mot, ne vous fera pas asseoir et vous tournera proprement le dos sans se soucier de ce que vous pouvez penser.
Pourtant il est bavard avec enthousiasme et drôle avec cela. Il suffit de trouver un sujet : laissez-le aller, vous ne serez pas déçu.
Quand vous verrez passer quelqu'un devant le portail demandez-lui :
- Qui est-ce ?
Et tout de suite, vous aurez l'histoire du gaillard ou celle ce son père, de son oncle, de sa sœur ; à coup sûr, l'histoire la plus intéressante ou la plus cocasse de la famille...
Et le Docteur m'a raconté mille choses drôles ou tristes, émouvantes, ou burlesques
ces mille choses qui font la vie d'un homme ou d’un village.
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